Deux sabres [Shanduore, passé]

J'ai toujours aimé les lames.

Difficile de dire pourquoi. Pas par attirance pour les armes en tout cas, encore moins pour le combat. Car au tout départ, l'idée de me battre me rebutait. Pas par lâcheté. Mais l'idée de m'en prendre à quelqu'un d'autre, de blesser, de tuer... j'étais très jeune alors, j'ai vite changé. J'ai accepté d'apprendre quand j'ai su que mon but était autre : défendre, protéger. J'avoue : on me mentait très bien.

Et puis j'y ai pris goût. Je ne crois pas demeurer entière ou me sentir vivante, sans le combat qui m'a formé et tant appris sur moi-même.

Les sabres de mon père... me fascinaient, indépendament de ce pour quoi ils avaient été conçus.

J'admirais leur finesse, leur élégance, leur grâce. J'admirais combien ces qualités parvenaient à entrer en accord avec leurs opposés : la force, la menace, la puissance. J'admirais mon père, maniant ses armes en une danse agile, et je rêvais de lui arriver à la cheville. Il avait toujours voulu un garçon comme héritier, mais ne me l'a que rarement montré. Je crois que la passion que je mettais à suivre mon apprentissage auprès de lui faisait qu'il m'appréciait. Je n'étais pas spécialement musclée, ni forte. Mais j'étais vive, agile, endurante. Là où le plus fort s'épuisait, je restais debout, sachant solliciter le minimum de mes muscles pour le résultat le plus optimal. Bonne observatrice, réfléchie, je repérais les faiblesses, les défauts, et je concentrais mon peu de force sur eux.

Je me débrouillais toujours pour affaiblir et blesser, surprendre et feinter. Comme une lâche disait mon père. C'est à cette période qu'il a commencé à ne plus m'apprécier.

Le jour où je regrette le plus de n'avoir pas combattu, j'ai oublié mes réflexes, j'ai perdu mon instinct de chasse, je me suis écroulée, choquée, comme une imbécile que j'étais. Sans doute trop jeune, sans doute incapable de réaliser, de me reprendre.... On ne s'écroule pas dans ma famille. On plie à la rigueur, mais on se relève. Flexible, réactif, battant. Je me suis relevée, guettant la prochaine fois, où cette fois-ci je ne tomberai pas. Mais j'ai longtemps gardé le regret en bouche, jusqu'à ce qu'il m'ecoeure et que je doive m'en débarrasser.

Je ne sais plus me battre comme avant, je n'use plus de mon art comme avant. "C'est du gâchi" dirait mon père. "C'est du gâchi" me disait-il déjà. Toujours il avait éprouvé ce mélange d'admiration et de mépris. J'étais exactement comme il lui fallait, et totalement comme il ne lui fallait pas. J'aurais été si parfaite si j'avais ses convictions, son sens de l'honneur si différent du mien etpas d'autre sentiment que l'obéissance. Il me prenait pour un bon petit automate, avec quelques défauts de construction, qu'il espérait réparer. Mais les défauts étaient au coeur de la création, c'était l'assemblage qui était superficiel, c'est lui qui s'est brisé en premier. Le coeur est toujours resté, fidèle à lui-même.

Et j'ai repris le goût de la liberté, et mon propre sens du chemin à suivre, de qui écouter, de quelle justice appliquer.

S'il était encore en vie, je pense qu'il aurait admiré mon combat, et ce que j'ai fait. Toujours dans ce même mélange d'admiration et de mépris. J'ai bravé la fatalité, j'ai bravé les avis des plus sages, moi, je me suis relevée plus haut. Il aurait été si fier. Mais tout ça pour... perdre tout le reste. Serveuse... combattante de pacotille qui ne tape que des mannequins de bois... oh oui cela l'énerverait, oh oui il me mépriserait. Mépris d'autant plus intense qu'il est lié à cette admiration. Mépris et admiration... toujours, fidèle duo.

Il n'avait pas d'amour pour moi, je m'en moque à présent. J'ai fini par douter de la réalité d'un concept si fragile et indéfini... sans doute inutile, auquel tant de personnes se raccrochent pour finalement ne plus être elles-mêmes et s'y perdre. Je préfère la vie, ce qu'elle me donne de concret. Et savoir qui je suis.

Je me suis défaite de tout ce passé. Mais je n'ai pas pu laisser les sabres. J'aurais du ? Je ne crois pas. Etrangement, ils me semblent liés à une autre histoire, indépendants des mensonges, des manipulations, des mauvais souvenirs. Froids, d'acier clair, décorés, indépendants d'une époque ou d'une vie. De qui les tenait mon père ? Du sien sans doute. Oui... les lames sont vieilles, mais si bien entretenues. Jamais quand je les regarde je ne pense aux malheurs, aux échecs, aux révélations douloureuses, à ce qui m'est arrivé, à ce qui est arrivé aux autres. Quand je les regarde briller dans la lumière, je revois ces éclats qui me parvenaient enfant.

Je les revois danser, libres, grâciles, fiers, sans âge. Amusés par le soleil qui les fait scintiller, feintant une attaque mais donnant grâce au vent qu'ils font semblant de pourfendre. J'entends la musique que les lames composent en touchant bois, fer, cuir, paille. Je les entends parler mieux que je ne parle, et inspirer une présence tranquilisante, de leurs voix fraîches d'acier.

Ils ont passé trop de temps dans leur boîte de bois, sous la vieille couverture. De jour en jour, je n'osais plus les ressortir, de peur d'être incapable de les refaire chanter. De peur d'avoir brisé leur âme. Froids, statiques, au fond d'une boîte. A présent, je les fais danser chaque jour. Et c'est comme s'ils ne m'avaient jamais oubliée, ils me racontent de nouveaux leurs histoires. Et je danse avec eux, me sentant à ma place et entière.

J'imagique qu'une partie de moi a toujours été faite pour les faire vivre.