La Grande École

Au fin fond de Kezan, dans une petite taverne à l'architecture brinquebalante.

"_Bon sang, Jizz tu sens encore la bière, tu ne te douches jamais ou quoi ? lança Skwizzy lorsqu'elle passa près du plus fidèle des fidèles clients du bouiboui.
_Je le ferais le jour où j'aurais l'eau courante, poupée. Ça t'embêtes ?
_Pas du tout. Maintenant j'ai une encore meilleure raison de me tenir à plus de quatre mètres de toi." rétorqua la gobeline.

Elle sourit puis se tourna vers le vieux tenancier qui, comme à son habitude, astiquait ses verres en silence :

"Grayz, sers m'en une, si tu veux bien." demanda la gobeline sur un ton las, et l'instant d'après un verre de bière fut déposée devant elle. La mousse en avait presque disparue.

"Ça fait un moment que vous m'attendiez, apparemment."

Le vieux gobelin sourit en coin et haussa un sourcil. Oui, cela faisait un petit moment. Il désigna ensuite de la tête Jizz, accoudé au comptoir à sa distance minimale.

"_C'est ma tournée, déclara simplement le gobelin et Skwizzy ne sut que dire pendant un instant.
_Qu... Jizz. Ne te sens pas obligé de t'excuser comme ça. Je sais que tu es toujours un peu juste, niveau finance et je voudrais pas...
_Arrêtes de jouer les gentilles filles un moment, tu veux? la coupa le gobelin. Je suis pas encore pauvre au point de ne pas pouvoir offrir un verre."

Le mot "offrir" eut quelque peu du mal à franchir ses lèvres. Jizz n'était effectivement pas très porté sur le don ou le partage et sa condition financière ne l'encourageait pas vraiment à changer. Aussi Skwizzy changea de registre pour orienter la discussion de façon plus terre à terre :

"_Et qu'est-ce que ça cache ? demanda-t-elle en regardant son verre d'un nouvel œil, plus suspicieux.
_Oh, pas grand chose... Y a simplement cette question que je voulais te poser."

Une question... Allons bon, pensa Skwizzy. Elle se prépara à repousser le verre vers Jizz. Aussi longtemps qu'elle fréquentait la taverne, la gobeline avait toujours réussi à faire comprendre à son confrère qu'elle ne voulait pas de lui, si bien qu'elle en était venue à en plaisanter. Mais apparemment Jizz avait oublié qu'elle était toujours sérieuse lorsqu'elle repoussait ses avances.

"Tu nous parles toujours de ce tauren, commença le gobelin. Mais si tu l'aimes tant, pourquoi tu vas pas vivre avec lui ?"

Pour la deuxième fois en à peine cinq minutes Jizz étonna grandement la gobeline. Il lui offrait une boisson et en plus lui demandait sans moquerie ni sarcasme de partager un peu son histoire, laquelle semblait l'intéresser finalement. Cela pouvait bien cacher quelque chose mais Skwizzy sauta sur l'occasion :

"_Eh bien... En fait c'est tout simplement qu'on ne s'est pas quittés en très bons termes. Je peux te raconter ça plus en détail, si tu m'offres un autre verre. tenta la jeune fille avec un sourire.
_N'abuses pas de ma bonne volonté, chérie... Tu sais que je fais déjà pas mal d'efforts ce soir."

Skwizzy acquiesça doucement avant de prendre une profonde inspiration.

Tout a commencé lorsque Papa Roulette a voulu concilier la résistance de son fils avec les connaissances en explosifs qu'il lui avait inculqué. Pour cela il lui avait offert une chose dont beaucoup à Gadgetzan rêvaient : une inscription à la Grande École des Bombinettes de Kezan, une des plus prestigieuses casernes de sapeurs de l'île. Évidemment Tortoka était ravi et la plupart des gobelins de nôtre âge l'enviaient...

"_Eyh Tortoka, prêt pour le départ ?! s'écria Nixx Elastirouage en croisant le tauren dans les rues ensablés de Gadgetzan.
_Ouaip, j'embarque dès demain matin, mes bagages sont prêts. répondit celui-ci, l'air enthousiaste.
_Tu nous raconteras, hein ?
_Ça pour sûr, vous risquez d'en entendre parler longtemps.
_Génial, bonne chance chez les Bombinettes alors." termina le gobelin en gratifiant Tortoka d'un salut militaire.

Le jeune tauren lui rendit son salut avant de continuer sa route. Il était aux anges; aujourd'hui plus que jamais il était remarqué parmi les habitants de Gadgetzan. Et pas parce qu'il était un tauren, mais bien pour quelque chose dont n'importe quel gobelin de la ville se vanterait : une entrée dans l'une des plus grandes écoles de sape d'Azeroth !

Tout fiérot, il arriva devant la hutte où résidait Skwizzy et toqua du doigt à la petite porte. Celle-ci ne tarda pas à s'ouvrir sur un visage calme et serein juché de petites lunettes violettes. Celui de Twika, la mère de son amie.

"_Excusez moi m'dame, Skwizzy est là ? demanda le tauren en inclinant doucement la tête.
_Oui, répondit la gobeline de sa voix claire. Elle voulait te voir avant que tu ne partes. Mais n'entres pas tout de suite. prévint-elle. Je ne veux pas avoir à nettoyer après ton départ."

Interloqué par ces propos, Tortoka resta interdit sur le seuil puis, voyant la chamane disparaître dans la maisonnette, se permit de glisser sa tête bovine à l'intérieur...

BANG !

Quelque chose lui explosa au visage, lui brûlant le mufle et lui fit faire un pas en arrière. Un autre projectile sauta tout près de son oreille qui devint sourde et brûlante pendant un moment et d'autres encore suivirent, dans une suite de "Bang !" qui assaillaient maintenant tout son corps. Finalement après quelques minutes de lutte pour tenir debout dans l'encadrement de la porte, Tortoka termina les fesses dans le sable. Son agresseur se présenta alors sur le seuil, bien que le tauren sache depuis un moment de qui il s'agissait.
Skwizzy, avec son lance-pierre dans une main et un pétard de gros calibre dans l'autre, semblait furieuse, presque autant que le jour où elle l'avait pris pour un assassin.

"_Hey ! Mais t'es folle ou quoi ?! s'indigna Tortoka. Je passais juste dire au revoir avant de partir !
_Avant de partir te faire exploser chez les dingues ?! s'écria la gobeline. Qu'est-ce qui tournes pas rond chez toi ?! Est-ce que tu es seulement au courant de ce que font les sapeurs ?!
_Du calme, du calme. fit le tauren en se redressant doucement. Tu n'es pas Mama et même elle ne m'a pas fait une telle scène.
_Peut-être parce que depuis le début moi et ma mère sommes les seules à être douées d'un peu de raison dans cette ville ! Personne à Gadgetzan n'ira te faire une scène puisque c'est tellement normal de vouloir se faire sauter en semant la mort et la destruction autour de lui. grinça la peau-verte.
_C'est le rêve de tous les enfants... glissa Tortoka.
_De tous les enfants gobelins, imbécile ! Les taurens eux rêvent de mourir dans un combat d'honneur et qu'on se souvienne d'eux comme des braves. Les sapeurs ne survivent jamais à leurs batailles et on se fiche pas mal de leur mort !
_De toute façon, même si je voulais mourir à la mode taurène, dit Tortoka. Tu ne serais pas d'accord ! Rapport à tes 'principes'." ajouta-t-il, moqueur et son amie gémit de fureur au point de s'en tirer les oreilles. Elle trépigna quelques instants sur place avant de reprendre son souffle.

"_D'accord. admit-elle. D'accord, fais comme tu veux alors. Mais j'espère que mes quelques pétards ne t'ont pas fait trop mal, parce que ce qui t'attend là-bas est au moins dix fois pire.
_Hrrrmm... fit Tortoka en massant la fourrure tout juste roussie de son visage. Je pars pour quelques semaines seulement, je ne resterais pas assez longtemps pour mourir dans un champ de bataille.
_Je te dis quand même "Adieu", on ne sait jamais. rétorqua la gobeline en tournant le dos au tauren, les bras croisés. Et j'espère que tu as préparé ton testament.
_Ha oui, bien sûr. C'était demandé dans les papiers d'inscription, avec la signature de ce petit document qui déchargeait l'école de toute responsabilité en cas d'incident. dit le tauren, tout sourire. D'ailleurs je te lègue ma place d'écurie ainsi que l'écureuil mécanique que j'ai essayé de monter le mois dernier." ajouta-t-il en s'éloignant de la maisonnette avant de s'écrier :
"Salut à dans quelques semaines !"

Encore abasourdie par les dernières paroles de son ami, Skwizzy ne se retourna que lorsqu'il fut presque hors de vue. Il n'était pas sérieux, hein ?

"_Dis donc, tu serais pas en train de nous monter un flan ? Si un tauren avait fait la Grande École des Bombinettes de Kezan, on s'en serait souvenu même des années après.
_Tu sais que tu vas devoir arrêter de m'interrompre si tu veux avoir la suite de l'histoire ?
_D'accord, vas-y, mais pour le moment je suis sceptique."

Le lendemain matin, Tortoka embarquait pour Kezan à bord d'un petit bateau de pêcheur qui arrondissait ses fins de mois en embarquant des passagers. Ce gros bêta s'était vite rendu compte qu'il n'avait pas le sabot marin.

"_Dis donc le grand, on arrive bientôt, ce serait pas mal qu'il te reste quelque chose dans l'estomac quand on arrivera à Kezan, haha. Tu devrais te tenir éloigné du bac de poissons si ça te fait dégobiller, déclara le pêcheur gobelin au jeune tauren qui rendait son déjeuner par dessus bord.
_Buarh, mais y en a de tous les côtés...
_Il dit ça comme si c'était un problème ! C'est ça la vie de pêcheur, gamin ! Des poissons qui puent, qu'ont les yeux morts et qui gigotent dans tous les sens ! rigola le marin.
_Ceux-là, ils remuent quand même plus que le reste...
_Hein ?"

En effet, l'un des bacs de poisson semblait bien plus animé que les autres. L'équipage de deux suspicieux s'en approcha à petits pas, avant de reculer en voyant une main jaillir du tas frétillant !
Une autre ne tarda pas à suivre, avant de révéler une gobeline qui s'extirpait lourdement du bac et tomba lourdement sur le pont.

"_Skwizzy ?! s'étonna Tortoka.
_Un clandestin ! Dans mon navire ! s'écria le capitaine.
_Ça pue beaucoup trop, j'ai pas pu tenir !" se plaignit Skwizzy.
_Mais qu'est-ce que tu fais là ? Tu sais que c'est un aller simple ? Tu pourras pas rentrer à Tanaris !
_Je sais ! Mais je voulais pas te laisser partir comme ça !
_A la planche ! cria encore le capitaine en saisissant un fusil harpon.
_Quoi ?! mugit Tortoka alors que la situation échappait à tout contrôle.
_Je voulais t'arrêter à Kezan et te convaincre de faire demi-tour !" piaillait Skwizzy tout en se mettant entre son ami et le gobelin énervé.

Énervé, le marin-pêcheur l'était bien, et il menaçait la gobeline de son arme pour qu'elle quitte le navire, même au milieu des mers.

"_Eyh doucement, c'est mon amie ! disait le tauren en s'interposant entre les deux peaux vertes à ses sabots.
_Je veux pas le savoir ! C'est un passager clandestin et une femme en plus, ça porte malheur !
_Mets-y un gnon, il est malade !"

Dans la confusion qui régnait, plus personne ne prêtait attention au navire lancé à pleine vitesse, alors que sa trajectoire hasardeuse le faisait tanguer ostensiblement. Et si les roulis étaient dangereux pour les gobelins, ils étaient carrément catastrophiques pour Tortoka. Le tauren, alors qu'il voulait tenir en respect le marin armé chuta lourdement et d'un balayage de sa grosse main, l'envoya par dessus bord. Skwizzy le vit disparaître dans les vagues, avant d'en rejaillir, soulevé par une bouée gonflable. Mais elle n'en fut pas totalement rassurée pour autant.

"_Torto... dit-elle dans un souffle, effarée.
_Ça va... Je t'ai sauvé la vie, quand même, rétorqua le tauren en se relevant, s'attendant à un nouveau sermon de la part de son amie.
_Non c'est pas ça, dit-encore la gobeline en pointant la barre du navire qui tournait au gré des courant. On a plus de capitaine !
_Ha ben super, t'as vu ce que tu m'as fait faire ?!
_Oh tu te fiches de moi ?!"

Un nouveau roulis les projeta tous deux contre le bastingage, hors de portée de la barre qui s'emballait tandis que le navire basculait dangereusement. Mais cela ne les empêcha pas de continuer à se disputer.

"_C'est ta faute, oui ! Tout ça parce que tu supportes pas de me voir vivre ma vie comme je l'entends !
_J'essaye de t'empêcher de la foutre en l'air espèce d'imbécile ! Je connais les chiffres, aucun sapeur ne revient vivant de sa première mission !
_Et si c'est comme ça que je veux mourir, hein ?! Dans un grand boum ?! T'y as pensé à ça ?! Que je voulais vivre et mourir comme un gobelin, même sans en être un ?!
_Mais je veux pas que tu meures, moi ! Je veux que tu comprennes que tu vaux mieux que ça !
_Et si c'est pas le cas, hein ? Si c'est vraiment ce que je vaux ?!
_T'es vraiment une tête de mule ! Vas-y si ça te chante, je te retiens pas !
_C'est un peu tard de me dire ça maintenant que le bateau est sur le point de chavirer ! De toute façon, t'as toujours été qu'une fouineuse !
_Et toi un gros abruti ! Tu sais quoi ?!"

"JE TE DÉTESTE !"

Le cri scandé en chœur par les désormais ex-meilleurs amis fut perdu dans le fracas de la coque qui percutait les rochers, alors que l'embarcation folle approchait beaucoup trop vite des côtes de Kezan. Emporté par son poids, Tortoka glissa sous les vagues tandis que Skwizzy était projetée par dessus les rochers pour finir sa course dans l'eau. Les courants hasardeux et implacables finirent de les séparer.

"_Et c'est comme ça que j'ai finie sur cette île. Sans oseille et donc sans ticket retour.
_Wahou... Je m'attendais pas à ça, dit Jizz sans sarcasme pour une fois. Mais je croyais que t'en avais de l'oseille maintenant, alors qu'est-ce qui te retient ?
_Ben tu sais, l'argent il vient de quelqu'un. Quelqu'un qui est pas non plus pressé que je parte. Et puis je crois que mes messages à Tanaris sont jamais parvenus. J'ai fait une croix sur les croisières clandestines aussi. Les premières années, j'avais espéré retrouver la trace de Torto dans le coin. Je me disais qu'il avait du s'échouer ici aussi. Mais maintenant...
_Ouais... Dur."

La gobeline hocha la tête à cette remarque, qui était à peu près le maximum d'empathie qu'elle attendait de la part d'un de ses compatriotes, avant de porter son verre à ses lèvres. Pourtant, ce n'était pas tout ce que son voisin de table avait à dire :

"_Tu sais, si t'as envie de filer en douce et de commencer une nouvelle vie, y a un coin pour ça.
_Ha oui ? interrogea Skwizzy en relevant l'oreille.
_C'est un genre de culte, ouvert qu'aux femmes. Moitié de prêcheuses, moitié de pratiquantes, mais toutes soudées.
_Ça sonne un peu louche non ?
_Ben leur culte tourne autour du pognon et de l'importance du don. Paraît même qu'elles prêchent la générosité. Ça paraît illuminé comme ça, mais ça doit te parler.
_C'est avec un de leurs sermons qu'elles t'ont convaincu de me payer un verre alors ?"

La gobeline laissa échapper un rire amusé, auquel lui répondit un ricanement.

"_Mais t'as raison, j'irais sûrement jeter un œil. Peut-être que ça me plairait.
_Comme disait mon vieux... Dans la vie, faut trouver ce qui te plaît et le laisser te tuer à petit feu." déclara Jizz en finissant son verre.

Le tavernier eut un hochement de tête entendu, et Skwizzy une grimace contrite. Oui, la sagesse des anciens était très relative chez les gobelins.