Apprendre à tuer

Au fin fond de Kezan, dans une vieille taverne gobeline à peu près aussi miteuse que son propriétaire une gobeline aux cheveux et aux yeux bleus passe le pas de la porte, un verre vide à la main. A l'intérieur, le tenancier astique son verre et un client est adossé au comptoir, tous les deux semblaient l'attendre.

"_Alors ça y est tu as fini de bouder ? demanda l'habitué, moqueur
_Vas te faire voir Jizz, je suis venu rendre le verre que j'ai embarqué.
_Bon et après tu t'en vas, ou tu restes nous raconter tes histoires ?
_Ça, ça dépend si tu es sage." dit Skwizzy l'air malicieux, en s'approchant de Jizz jusqu'à se trouver à une distance bien plus réduite que celle qu'elle lui avait un jour imposée comme distance minimale.

Se tournant ensuite vers le tavernier, elle déposa le verre sur le comptoir avec assez d'argent pour le remplir.

"J'ai pris la liberté de te le nettoyer, tu veux bien me le salir de nouveau ?"

Après avoir gratifié le gérant d'un clin d'œil, elle reprit sa place habituelle sur le tabouret et se mit à pianoter des doigts sur le comptoir.

"_Tu nous racontes quoi aujourd'hui ?
_Eh bien..."

"A cette époque, il faisait déjà presque trois gobelins de haut et moi je n'étais pas loin d'arrêter de grandir."

La journée venait de commencer, l'aube était passée et Skwizzy -qui n'avait pas vu son ami aux écuries- venait chercher Tortoka à la demeure des Roulette.

"Eyh Torto, tu viens ?! Il faut qu'on continue les aménagements de notre planque !" scanda-t-elle en voyant le tauren et son père qui s'affairait à mettre en place une grande cible circulaire.

Curieuse, elle les regarda faire, fronçant les sourcils lorsque Papa se saisit d'un fusil, l'arma et lâcha quelques balles sur la cible. Au son des détonations, elle eut envie de se boucher les oreilles. Puis le fusil changea de main.

**

"Allez p'tite tête, montres moi comment tu tiens un fusil !" lança Papa en fourrant son escopette dans les mains trop grandes de son fils. Avec un petit grondement, Tortoka prit position, plaçant la crosse de son arme contre sa hanche, comme il se souvenait avoir vu d'autres taurens le faire il y a des années.

"_Ehla, qu'est-ce que tu crois faire comme ça ?! s'exclama le père Roulette
_Ben je...
_Tu crois que tu vas vraiment réussir à toucher quelque chose en tenant ton fusil de cette façon ? Mets la crosse contre ton épaule, et la lunette devant ton œil, allez."

Tortoka s'exécuta du mieux qu'il put, mais étant un tauren, sa morphologie impliquait qu'il avait la tête très exactement entre les épaules, si bien qu'il dut coincer le fusil sous son aisselle pour pouvoir placer son œil contre la lunette.

"Voilà, maintenant tu vises la cible et tu presses la gâchette"

Le tauren aligna le centre de la cible, puis chercha avec son gros doigt à appuyer sur la gâchette. Il y eut une détonation, le fusil échappa des mains de Tortoka et lui passa sous le bras, la lunette venant s'écraser contre son mufle. Sonné, le tauren recula de quelques pas et l'arme tomba à terre.
Lorsqu'il reprit ses esprits, la cible était intacte et Papa le regardait d'un air désapprobateur.

"Allez, on recommence" déclara le gobelin, réussissant le prodige de prendre de haut un être presque trois fois plus grand que lui.

Et la journée entière passa de cette façon. Papa se bornait à vouloir apprendre à son fils les subtilités du tir au fusil et Tortoka essayait tant bien que mal d'adapter la position de son fusil à son anatomie taurène, faisant pivoter et repivoter l'arme entre ses mains et récoltant bleus et bosses du fait du recul du tir.

La patience d'une gobeline étant limitée, Skwizzy finit par se lasser du spectacle des balles partant au ciel et rentra chez elle, remettant à plus tard les aménagements de leur planque.

"_Et ben, il n'avait pas vraiment l'air de faire honneur à la réputation de chasseur de son peuple, ton tauren. fit remarquer Jizz
_Détrompes toi, dès qu'il a put régler son problème de posture de tir, il est vite devenu un accro de la gâchette... dit Skwizzy, l'air quelque peu amer."

Papa Roulette avait fait preuve d'une ténacité sans précédent quand il s'était agi d'apprendre le maniement des armes à feu à son fils. Cela avait vraiment dû lui tenir à cœur, car plutôt que d'abandonner là et de traiter Tortoka de bon à rien -comme il le faisait d'habitude lorsqu'il n'arrivait pas à lui enseigner quelque chose- il était allé lui bricoler un fusil sur mesure et une paire de lunettes qui lui permettrait de voir comme à travers la lunette de son arme. Tortoka pourrait ainsi tenir son fusil de la manière qui lui convenait sans perdre en précision. C'est à partir de ce moment là qu'il a vraiment commencé à apprécier ses exercices de tir.

La grande cible avait laissé place à une pleine tablée de bouteilles en verre, qui avait elle-même été remplacée par des poulets à fusées, et Tortoka continuait ses progrès, allant jusqu'à coupler ses leçons de tir avec son apprentissage de l'ingénierie en fabriquant lui-même ses fusils, munitions et lunettes.

Au final, quelques mois plus tard, il devint si bon qu'on commençait à le considérer comme un véritable adulte. Cela lui plaisait et lorsqu'on lui proposa de participer à la défense de nos puits contre les Bats-le-Désert, il ne put dire non.

**

"_Allez viens, tu vas voir ça va être marrant. assura Tortoka à son amie.
Celle-ci monta à l'étage de leur cabane qui ressemblait maintenant à un véritable taudis, et le regarda d'un air grave
_Bien sûr, ironisa-t-elle. Aller tuer des gens à coups de fusil, risquer de mourir pour un peu d'eau que les éléments acceptent très bien de nous donner, pour sûr qu'est-ce que c'est drôle.
_Eyh, ces puits sont à nous, ce sont ces ahuris qui viennent nous les voler. dit Tortoka soudainement plein de hargne. Et tu sais que tout le monde ici n'est pas chaman, comme ta mère.
_Et bien si plus de monde l'était, on aurait pas besoin de s'armer de fusils et d'aller tuer des êtres vivants ! s'exclama Skwizzy
_Ha bien sûr ! Mademoiselle a des principes, et mademoiselle se refuse à ôter la vie à une pauvre créature. se moqua le tauren. Mais mademoiselle oublie sans doute que la vie ça marche pas comme ça, et que y aura toujours quelqu'un prête à la bouffer si elle refuse de prendre les devants et d'aller écraser les nuisibles. s'emporta-t-il en pointant un index accusateur au nez de la gobeline
_Et ben alors vas-y ! Je ne te retiens pas, vas donc t'amuser à trucider des gens pour le plaisir d'avoir une arme dans les mains ! Allez vous faire voir, toi et tous les autres barbares !" cria la petite peau-verte avant d'aller se réfugier à l'intérieur de l'amas de tôle, en rage.

Grondant, Tortoka se détourna pour retrouver l'endroit où les raideurs gobelins préparaient leurs armes, leurs explosifs et leurs trikes fumants, et rejoignit Papa qui terminait la révision de sa fameuse Roulettemobile.

"Alors fiston, tu es prêt ? demanda le paternel gobelin. Pas trop nerveux pour cette première bataille ?"
Le tauren secoua la tête. Non, il n'était pas nerveux, il savait bien que les bats-le-désert employaient rarement plus que des armes blanches. Bien sûr certains d'entre-eux maîtrisaient un peu la magie, mais rien qui pourraient leur permettre de tenir face à des gobelins armés jusqu'aux dents de fusils et de grenades, et chevauchant des engins au moteur vrombissant. Et puis, Skwizzy avait bien tort de lui faire tout un scandale pour cette histoire, après tout les bats-le-désert étaient des bandits et des pillards, ce n'est pas comme si ils s'apprêtaient à lancer une attaque sur des êtres innocents...

"_Je suis prêt, annonça Tortoka, son fusil sur l’épaule. On part quand ?
_D'une minute à l'autre." déclara Papa en souriant de toutes ses petites dents pointues.

S'asseyant au volant de la Roulettemobile il fit chauffer le moteur. Autour de lui, les autres véhicules répondirent par de grands vrombissements. Injures et ricanements ne tardèrent pas à se faire entendre. L'excitation des gobelins était palpable et Tortoka eut un rictus tout à fait étranger aux gens de sa race. Prenant place sur la banquette arrière de la voiture, il se cramponna d'une main au siège avant. Trop imposant pour s’asseoir, il restait debout sur le plancher, dominant de sa stature taurène les gobelins et leurs véhicules.
Les peaux-vertes jouèrent de l’accélérateur pendant encore quelques secondes avant que le son enivrant de la cucaracha ne jaillisse des trompes de la Roulettemobile. Un nuage de sable s’éleva haut dans les airs lorsque les véhicules démarrèrent en trombe et s’élancèrent à travers les dunes, en direction des champs des puisatiers.

Pour Tortoka, cette journée serait marrante ou ne serait pas...

"Et alors là, ce brave petit n'a pas attendu une seconde et a bondi par dessus bord ! Il leur est tombé sur le râble et n'en a fait qu'une bouchée. Ça nous a permit de continuer le « nettoyage » tranquillement."

Ce que Papa appelait « nettoyage » dans sa description des événements de la journée faite à la foule jubilante de gobelins, c'était la destruction et le pillage des campements de Bats-le-désert situés à proximité des champs de puits. En effet, le raid ne s'était pas contenté de repousser les humains hors de ses terres, il était allé jusqu'à les doubler dans leur retraite pour incendier chacune des tentes sommaires qui leurs servaient d'habitat avant leur retour.

L'action si héroïque de Tortoka, qui avait même éclipsé les ravages de la tourelle cracheuse de flammes des Élastirouage, avait consisté à s'éjecter de la Roulettemobile pour barrer la route aux guerriers humains qui rentraient au pas de course; ce qui lui avait valu plus que quelques estafilades... Le tauren nota d'ailleurs que Papa avait omis de préciser que c'était lui qui avait profité d'un virage particulièrement serré pour faire passer son fils par-dessus bord.

Un détail sans importance... supposa-t-il en reprenant une lampée de rhum. Tout ce qui importait pour le moment c'était qu'il était applaudi par la foule présente, que sa performance avait rabattu son caquet à Nixx et qu'en plus de ça, Papa était fier de lui. Pour la petite fête de ce soir, Tortoka avait tout pour être en joie.

Pourtant l'absence de Skwizzy lui minait quelque peu le moral. Même si elle était contre la violence, elle était bien forcée d'admettre que ce petit raid n'avait pu faire que du bien à Gadgetzan.
M'enfin, avec un peu de chance elle était là, parmi la foule amassée autour du grand buffet...

"Vous n'avez vraiment pas de quoi faire la fête, bande de meurtriers sans cœur, monstres assassins !"

La voix de Twika, la mère chamane de Skwizzy, s'éleva au-dessus du brouhaha des fêtards gobelins et de la musique résonnante, pleine de scandale. Tout le monde tourna la tête vers celle qui était venue interrompre leurs festivités, une gobeline aux longs cheveux lisses, vêtue d'une robe à franges brunâtre, qui portait de petites lunettes rondes aux verres teintés de violet et dont le front était cerclé d'un large bandeau à fleurs. Son visage où la consommation de feuillerêve avait imprimé un air serein peinait à afficher la colère qui tonnait dans sa voix claire et elle pointait un index accusateur en direction de la foule de peaux-vertes attablés.

Aïe, aïe, aïe pauvre Skwizzy. Tortoka savait que même si son amie était globalement d'accord avec les principes de sa mère, elle n'aimait pas ses interventions en public, en particulier sous le coup d'une de ses illuminations spirituelles. Elle allait sans doute débarquer très vite pour lui demander de se calmer et de rentrer dans leur hutte.

Quand enfin elle arriva, le tauren lui jeta un coup d'œil plein de compassion. Mais ses yeux à elle étaient emplis de colère et, serrant ses petits poings, elle se mit elle aussi à invectiver la foule :

"Ma mère a raison, vous n'avez pas à être fiers ! Il n'y a rien d'héroïque à assassiner des femmes et des enfants, alors n'essayez pas de vous faire passer pour ce que vous n'êtes pas !"

Un concert de protestations ponctuées d'injures vint répondre aux déclarations de ces deux gobelines un peu décalée culturellement. Certains criaient que c'était bien fait, que les humains n'avaient eu que ce qu'ils méritaient, arguant qu'il n'y a pas si longtemps, ils étaient leurs esclaves dans les puits. D'autres avançaient que des femmes s'étaient trouvées parmi les combattants et qu'elles étaient donc loin d'être innocentes, que tout cela servirait d'avertissement aux autres camps de Bats-le-Désert et que c'était toujours ça de moins d'humains dont il faudrait s'occuper plus tard. Au final, les détritus qui commençaient à s'accumuler sur les tables se mirent à voler en direction des trouble-fêtes, les bombardant de soda, alcool et miettes de nourriture diverses.

Tortoka était assez confus. Malgré qu'il ait passé plus d'une douzaine d'années parmi les gobelins, il se souvenait suffisamment des enseignements de la culture taurahe pour savoir que le meurtre d'un enfant, ou de toute créature innocente était un acte abject dont il fallait proscrire la simple pensée. Fort heureusement, il n'avait pas directement participé à l'éradication des humains mais il se sentait si bête à présent. Bête d'avoir pu accepter avec autant d'enthousiasme de porter le combat jusqu'aux camps humains alors qu'il était certains que des enfants, des vieillards ou des infirmes pouvaient se trouver là-bas. Bête aussi de ne pas avoir remarqué pourquoi les quelques humains qu'il avait dû retenir s'étaient battus avec tant de morgue et pourquoi leurs regards étaient emplis d'autant de peur.

Ils n'avaient jamais eu peur de l'énorme tauren qui s'était tenu devant eux pour les massacrer à coups de crosse, de grenades, et de balles de plomb mais ils avaient craint pour les familles qu'ils avaient laissées derrière eux en se rendant aux puits et vers lesquelles fonçaient les gobelins avec leurs véhicules infernaux. Cette prise de conscience tardive chamboula quelque peu le tauren qui resta un moment perdu dans ses pensées.

Lorsqu'il retrouva ses esprits, Skwizzy et sa mère avaient été chassées et la fête reprenait de plus belle. Souhaitant s'ôter d'un doute, Tortoka se pencha vers son père adoptif et lui demanda :

" _Papa, je peux te poser une question ?
_Bien sûr fiston, vas y. répondit le gobelin en souriant de toutes ses petites dents pointues.
_Quand tu m'as balancé par dessus bord pour aller bousculer les humains, c'était bien parce que tu ne voulais pas que moi, ton fils tauren, je ne ne me retrouve pas avec le sang d'un innocent sur les mains, n'est-ce pas ?
Papa considéra un moment son fils puis fronça les sourcils.
_Tu es sûr que ce n'est que ton deuxième verre ? Tu sais que si Mama voit que je t'ai laissé boire à t'en rendre malade, elle va encore nous piquer une crise.
_Hmmm... "


Bien sûr, l'idée n'avait pas pu effleurer un seul instant l'esprit de Papa...

"_Tu lui en as voulu pour ça ? dit Jizz, interloqué. Chérie, tu es vraiment une gobeline sensible...
_Quoi !? s'exclama Skwizzy. Toi aussi tu penses que c'est correct de... "

La gobeline s'interrompit, regardant un moment son comparse.

"_Quelle question... Bien sûr que tu le penses... lâcha-t-elle avec un soupir
_Si l'ami de mon ennemi est mon ennemi, dit le peau-verte en sirotant sa bière, alors je ne te parle même pas du fils de mon ennemi."

Le tavernier acquiesça à l'écoute de ses sages paroles et Skwizzy plongea le nez dans son verre... Décidément, elle détestait la façon qu'avait son peuple de voir les choses.

"_Et donc, tu as bien fini par lui pardonner, n'est-ce pas ? lança Jizz pour revenir au sujet initial. Te connaissant ne serait-ce qu'un peu, je sais que c'est tout à fait ton genre.
_Bien sûr que je lui ai pardonné, mais contrairement à ce que tu peux penser, je n'accepte pas les excuses aussi facilement que ça.
_Cette blague... "

**

"_Mais puisque que je te dis que je n'y étais pas ! s'écria Tortoka, poursuivant la gobeline qui lui tournait le dos et s'entêtait à le semer de son petit pas vif.
_Désolée Torto, mais ça prendra pas avec moi. dit-elle sur un ton catégorique. Je sais très bien que tu étais là-bas d'un bout à l'autre du raid.
_Mais je n'étais pas parmi ceux qui sont allés incendier les campements humains. rétorqua le tauren. Je te le promets !
_La parole d'un meurtrier n'a aucune valeur pour moi." déclara la gobeline en levant bien haut son petit nez vert, et Tortoka leva les yeux au ciel en grondant.

Alors qu'elle allait s'engager dans une ruelle trop étroite pour qu'il puisse la suivre, le tauren attrapa le crâne de son amie entre son pouce et son index et la souleva de terre afin de la forcer à le regarder.

"Écoutes moi bien maintenant, dit-il, agacé. Je ne suis pas un meurtrier, je n'ai pas tué d'innocent et je ne le ferais jamais, d'accord ?"

Skwizzy observa son ami dans les yeux -chose aisée puisqu'il portait ses lunettes relevées sur son front- à la recherche d'une quelconque trace de mensonge ou de culpabilité. Mais elle ne trouva rien de tout ça dans ses iris bleues qui avaient selon elle toujours joliment contrasté avec sa fourrure noir charbon. Cela ne l'empêcha pas de garder un air sceptique et de croiser les bras, même si l'effet qu'elle voulait donner fut quelque peu gâché par ses jambes qui pendouillaient dans les airs, à une hauteur de gobelin du sol.

"_Prouves le. dit-elle simplement.
_Aaah mais ! s'emporta le tauren en secouant sèchement la petite peau-verte. Si tu avais assisté à la fête hier soir, tu saurais pourquoi je dis vrai !
_Une fête à l'honneur d'une bande d'assassins ! s'écria Skwizzy qui s'échauffait elle aussi et commençait à se débattre. Tu penses vraiment que je serais venu participer à ça ?! J'ai des principes moi, et je sais m'y tenir, à la différence de certains ! Maintenant lâches moi tout de suite et ne poses plus jamais tes sales pattes pleines de sang sur moi !"

Après un instant Tortoka s'exécuta, sans un mot, et la gobeline tomba sur le sable avec un petit bruit mat. Ils se regardèrent encore un moment tandis que Skwizzy se relevait et s'époussetait et il était difficile de dire lequel des deux était le plus dégoûté par l'autre à cet instant. Finalement, ils se séparèrent, l'une s'enfonçant dans la ruelle étroite et l'autre partant pour la sortie de la ville, sans dire un mot mais sans en penser moins pour autant.

**

"...elle refuse de me croire. se plaignit Tortoka. Elle sait très bien que c'est quelque chose que je ne ferais jamais, mais elle s'obstine à penser que j'ai suivi le mouvement et que j'ai directement participé à ça... Pourtant c'est bien pour ça qu'elle est mon amie, non ? Parce que je ne suis pas un gobelin, et qu'elle est certaine que je n'agirais pas comme eux, n'est-ce pas ?"

La tortue à laquelle il essayait d'exposer son problème depuis maintenant plus demi-heure tourna vers lui sa grosse tête et cligna de ses yeux mornes. Deux fois.

"Tu sais, dit Tortoka en observant le regard vide du reptile cuirassé. Des fois j'ai l'impression qu'à part vous, il y a peu de monde qui me comprenne ici"

Clignant des yeux encore une fois, la tortue se détourna et prit la direction de la mer à laquelle ils faisaient face, trottinant pesamment et abandonnant le tauren à ses questions.

"Hmm... Évidemment ce n'est qu'une impression..." soupira-t-il.

Les Gueule-d'Acier des plages de Tanaris n'étaient sans doute pas les meilleures confidentes qu'on puisse trouver. Cependant elles offraient à Tortoka une dose certaine de réconfort lorsqu'il n'avait personne d'autre à qui se confier; ce qui arrivait souvent lorsqu'il se brouillait avec son amie gobeline.

Et maintenant que ce réconfort écailleux était parti faire trempette dans les embruns, Tortoka se retrouvait seul face aux vagues d'azur et face à ses problèmes. Tout à ses pensées il ne remarqua que tardivement l'ombre que le soleil qui lui cuisait le dos avait porté jusqu'à ses côtés.

"Heum... Torto ?"

Bien qu'il eut reconnu sa voix du premier coup, Tortoka se retourna, la main en casquette, pour faire face à la petite peau-verte derrière-lui. Même assis, le tauren dominait du regard la gobeline, et il voulut jouer de cela pour l'intimider et paraître plus mécontent qu'il ne l'était vraiment. En vain, car elle se mit à lui sourire très franchement.

"_Oh arrêtes, tu sais très bien que ça n'impressionne personne. dit-elle, taquine avant d'ajouter plus doucement. Tu n'as vraiment pas une tête de tueur...
_Ah oui, alors pourquoi est-ce que tu t'obstines à croire le contraire ? rétorqua le tauren avec un grondement sourd.
_Écoutes, je sais bien que tu ne me mentirais pas sur un sujet comme ça et je suis toute disposée à te croire lorsque tu me dis que tu n'as pas participé à ce massacre...
_Mais..." dit Tortoka, qui se préparait à la suite

Skwizzy était moins différente des autres gobelins qu'elle ne voulait bien admettre. Il y avait toujours un « mais » lorsqu'ils offraient quelque chose, que ce soit leur argent ou leur confiance. Et le tauren prit avec amertume le fait qu'il devait de nouveau payer pour quelque chose qu'il croyait acquis depuis longtemps.

"_Mais je ne veux plus que tu te serve de ton fusil, ni d'aucune autre arme, en fait... déclara-t-elle doucement.
Tortoka ouvrit la bouche et ne fut pas en mesure de la refermer pendant un moment. Elle voulait qu'il lâche ses armes ? Elle était folle ou bien ?
_Hmmm... C'est négociable, n'est-ce pas ? tenta le tauren qui ajouta sans laisser le temps à son amie de répondre : Disons que je ne me sers pas de mes armes lorsque tu es là ou que tu es susceptible de reconnaître un de me tirs de fusil. Ça te va ? "

La petite gobeline fit mine de réfléchir puis acquiesça :

"C'est d'accord"dit-elle en tendant sa petite main verte, un large sourire aux lèvres, et Tortoka lui offrit son index pour qu'elle le serre.

Les bons comptes font les bons amis, et les bons amis s'en tirent toujours à bon compte.

**

" _"Je n'accepte pas les excuses aussi facilement, hmmm ?" Il n'a même pas eu besoin de s'excuser. s'esclaffa Jizz. T'es vraiment trop tendre, chérie. Pas étonnant que tu te retrouves avec nous dans ce bouiboui pour pauvres.
Le tavernier hocha lentement la tête, bien que les paroles de son client furent loin d'être flatteuses
_Hmf, désolé de te décevoir mon chou mais si je viens ici, c'est uniquement par choix. De l'argent j'en ai, j'évite simplement de le dépenser.
_On est rarement plein aux as quand on évite de dépenser. remarqua Jizz. Est-ce qu'on peut savoir à combien s'élève ta "fortune" ? demanda le gobelin, les yeux pleins de convoitise.
_Si je te le disais, trésor, tu t'intéresserais plus à elle qu'à mes charmes. lui répondit Skwizzy avec un sourire enjôleur.
_Tu ne dois pas être vraiment riche alors, parce que tes charmes, il suffirait de peu pour m'en détourner." lâcha Jizz en replongeant le nez dans sa chope.

Le bruit d'une chope raclant le bois du comptoir se fit alors entendre, suivi d'un petit grognement d'effort et tout le restant de bière de Skwizzy vint s'écraser sur le crâne du goujat gobelin.

Sursautant, Jizz émit un cri de surprise et d'indignation avant d'essuyer la mousse qui lui coulait dans les yeux. Mais lorsqu'il se retourna pour brailler quelques injures à la gobeline, il se rendit compte que celle-ci avait déjà franchi la porte de la taverne et qu'il ne restait plus avec lui que le tavernier qui le regardait d'un air désapprobateur. Une fois de plus, ce serait à lui d'éponger le sol...