L'incident Shen'dralar

(Moi qui pensais faire ça court, je crois que ça tiendra sur plusieurs pages x)

Dans les profondeurs de Kezan, une taverne minable tenue par un gobelin qui a sans doute vu passer les trois Guerres, et même bien plus, depuis son abri souterrain.

Un autre petit être à la peau verte, accoudé au comptoir lance un regard à sa voisine gobeline qui sirote tranquillement son jus, assise sur un tabouret.

"_Eyh Skwizzy, tu nous racontes quoi de beau aujourd'hui ?
La gobeline tourne la tête vers lui, son visage à demi dissimulé par un capuchon
_On dirait que tu ne peux plus t'en passer, de mes histoires. dit-elle, souriante
_Disons que tu finis toujours par parler de lui, alors j'anticipe. Et puis cette gargote manque un peu d'animation.
Le tenancier, qui astiquait tranquillement ses verres avec un chiffon sale, lâcha un petit grincement courroucé.
_Je t'ai déjà parlé de l'incident Shen'dralar ?
_Non, mais ça m'a l'air passionnant... ironisa le gobelin
_À toi de voir" répondit la gobeline avant de pivoter vers son interlocuteur

_C'était à Gadgetzan, comme tu t'en doutes. À l'époque je n'étais pas plus haute que ce tabouret. Lui devait en mesurer deux de plus. On avait atteint cet âge où l'on croit connaître la vie, et où on s'imagine que plus aucun sentiment ne nous est étranger. Alors qu'on commence à peine à les expérimenter...


C'était une journée banale, Skwizzy et Tortoka étaient occupés à améliorer l'amas de tôle qui leur servait de planque lorsqu'ils virent Papa Roulette se précipiter vers l'entrée de la ville.

"_Il lui arrive quoi à ton père ? On dirait que les Bats-le-désert lui ont volé sa tirelire.
Le tauren remonta ses lunettes sur son front, regardant les portes à travers lesquelles était passé son père d'adoption
_J'en sais rien... Mais à le voir courir comme ça, je dirais qu'il a une nouvelle affaire en vue.
_On va voir ça." dit la gobeline avant de sauter de la plaque de tôle qui constituait leur toit et de se diriger vers les murs d'enceinte de la ville.
Tortoka la rattrapa et la hissa sur sa bosse, lui offrant ainsi une meilleure vue parmi la foule animée de gobelins et de chariots qui se pressaient pour entrer dans la cité du désert.

"Il revient. dit le tauren en pointant son gros doigt par dessus les passants. Et... Qu'est-ce que c'est que ça ?"

Rares étaient les gens qui, comme Tortoka, dominaient la foule de Gadgetzan. Quelques fois des humains du désert étaient menés jusqu'à l'arène pour être jugés, ou venaient commercer avec les gobelins. Mais ce qui venait de pénétrer dans l'enceinte de la cité ne ressemblait pas vraiment à un humain.

Il était plus grand que les bats-le-désert d'au moins une bonne tête. Son corps fin et élancé était habillé de vêtements aux couleurs chatoyantes et tenait entre ses mains un bâton finement ouvragé. Le tauren commença à se poser des questions quant au sexe du personnage, il avait de longs cheveux blancs comme le sable des plages au soleil mais une barbe bien entretenue couvrait une partie de son visage au port altier. Sa peau était violette, un peu comme l'était le sang d'un scorpide et ses yeux sans pupille brillaient d'une petite lueur d'argent, atténuée par l'éclat du soleil de Tanaris. Ses grandes oreilles se balançaient au rythme de sa marche sur le sable chaud et Tortoka se mit à avoir de drôles de pensées, à propos de gobelins que l'on auraient écartelés et recouvert de jus de myrtille, pour donner... Ça.
Il ne savait pas du tout comment nommer cet individu qui portait un regard hautain à tout ce qui l'entourait.


L'étranger passa près du tauren et de sa passagère. Papa le guidait et babillait des tas de choses à propos de la ville, son confort et les services qu'elle pouvait fournir, sa bouche se tordant en un horrible sourire forcé garni de petits crocs pointus. Tortoka n'avait jamais vu son père jouer autant les hypocrites.

Lorsqu'il arriva à son niveau, le nouveau venu fronça les narines en regardant le tauren et une grimace de dégoût tordit son visage fin. Tortoka se raidit.

Sauf que ce n'était pas à cause de la réaction de l'étranger. Il ne l'avait pas remarqué avant, mais une petite femelle marchait aux côtés de l'étranger, sa fille sans doute. Elle avait le même visage fin et marchait droit, enfin presque. Ses formes de jeune fille commençaient tout juste à poindre sur son corps frêle que la fillette aux cheveux violet travaillait déjà un déhanché souple de petite aguicheuse, sa riche robe voletant au dessus de ses mollets.

Plus curieuse que son père, elle se planta devant les deux amis, ses grands yeux argentés observant Tortoka comme ils auraient observés une bête curieuse. Le tauren faisait de même. Il n'avait jamais connu que les critères gobelins de beauté et en les appliquant à la fillette, il la trouva belle. Son regard s'attarda d'ailleurs quelques instant sur ses hanches et sa poitrine naissante, moins sur ses jambes graciles parce qu'il n'arrivait pas à trouver ce modèle sans sabot attirant. Par contre il s'accommodait assez bien du joli teint d'une peau sans fourrure et d'un visage sans mufle, sans corne.

Finalement, la jeune fille détourna le regard et partit, le nez bien haut pour rejoindre son père. Très vite elle disparut dans la foule, ses cheveux laissant comme une traînée violette derrière elle. La suivant du regard, Tortoka sentit à peine la main de sa cavalière cogner son crâne.

"_Eyh, qu'est-ce que tu regardes comme ça ?! l'interpella la gobeline
_Hein ? Meuh... C'est juste que... Qu'est-ce que c'est ?
_Des elfes de la nuit. Je crois. J'en avais jamais vu avant.
_Ils sont plutôt grands.
_Presque autant que les taurens." affirma Skwizzy

Des elfes de la nuit... Tortoka en avait déjà entendu parler, on les appelait aussi kaldoreï. Papa n'en parlait pas forcément en de très bons termes. Irascibles, contre-productif, orgueilleux... Le jeune tauren comprenait mieux l'horrible rictus que son père s'efforçait d'afficher en la présence de l'elfe.

"_N'empêches, je me demande ce qui a pu les faire venir ici. s'interrogea la peau-verte
_Si Papa est sur l'affaire c'est que c'est quelque chose de gros. Et qui rapporte.
_Sûrement des babioles pour aller avec leurs robes. dit Skwizzy avec un petit reniflement de mépris
_Ou une broche pour ses cheveux...
_Ouais, une fifille à son papa ça."

Skwizzy se pencha pour observer le visage de son compagnon, un grand sourire aux lèvres.

"Bon, si tu as de nouveau les yeux en face des trous, on va peut-être pouvoir continuer nos travaux"

Le tauren souffla des naseaux au visage de son amie, et ils partirent retrouver leurs plaques de tôle.

"_Et au final qu'est-ce qu'il était venu chercher le kaldoreï ? demanda le gobelin avachi sur le comptoir, interrompant le récit de sa voisine
_Deux trois babioles de bien-nés perdues dans le désert, mais il a bien failli ramener un petit bonus. répondit Skwizzy en sirotant sa bière
_Tu m'en diras tant..."


Quelques heures après l'arrivée en ville des deux Shen'dralar, la fillette elfe passa devant la cabane de métal où Tortoka et Skwizzy s'amusaient maintenant à confectionner des pétards et autres joyeusetés pyrotechniques. Apparemment, son père l'avait laissé visiter seule et elle trottinait sur les sables piétinés des rues de Gadgetzan, posant un regard à la fois curieux et condescendant sur ce qui faisait la cité.

Mais se balader seule dans une ville comme Gadgetzan n'est pas recommandé quand on est une jeune et belle petite kaldoreï. On a tôt fait de se faire kidnapper par un gang de gobelins en culotte courte braillards et anarchiques


"_Attrapez la violette !
_On va la revendre au marchand de poupée !
_Oh ouais, une poupée !"

La malheureuse fillette n'eut pas le temps de crier qu'elle était déjà bâillonnée, saucissonnée et emmenée hors de la ville, soulevée par une petite douzaine de paires de bras verts. Tortoka et Skwizzy regardaient la scène avec un intérêt tout relatif.

"_Ils vont en faire quoi, à ton avis ? demanda Tortoka à la gobeline
_Tu te souviens de ce qui s'est passé la dernière fois que je t'ai prêté une de mes poupées ? répondit-elle, rieuse
_Hmmm"

Tortoka se souvenait plus ou moins d'un petit tas de chiffon en forme de gobeline qu'il avait trempé dans l'essence puis allumé, le tout pour lui faire faire une danse du feu. Il fixa son amie en souriant et lui demanda :

"_Tu penses à ce que je pense ?
Skwizzy saisit son lance-pierre posé dans la cabane et son sac de pétard, avant de lui rendre son sourire
_C'est le commando Kaboum-Boum contre la bande de Nixx le taré !"

Poussant des acclamations, Tortoka et Skwizzy bondirent au sol en prenant diverses poses héroïques foncièrement ridicules, accompagnées de petits cris d'effort. Puis la gobeline sauta sur la bosse de Tortoka et ils se lancèrent à la poursuite du gang de Nixx Elastirouage, actuel enseignant ingénieur à Gadgetzan, dit "le taré" à cette époque.

"_Laisses moi deviner... interrompit le gobelin en s'installant sur un tabouret tout proche de celui de Skwizzy. Vous avez sauvé la petite elfe, passant ainsi honoré auprès du Shen'dralar, et elle et ton tauren vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.
_C'est un peu plus compliqué en fait..."


On a retrouvé Nixx et sa bande sur la plage, pas loin du port Gentepression. C'est toujours là qu'ils vont, que ce soit pour embêter les tortues ou pour monter des plans d'attaque sur les confiseries.

"Kaboum-Boum !"

Le cri de guerre fit tressaillir les peaux-vertes alors que Tortoka se jetait dans la mêlée. Brassant l'air de ses grands bras il attrapait des cous, des oreilles et des crânes et envoyait tout cela plus loin dans un concert de piaillements gobelins et de grondements.

Juché sur le dos du tauren, Skwizzy bombardait de pétards ceux qui auraient voulu prendre son ami par surprise

"_Objectif en vue ! s'écria la gobeline en voyant la petite elfe qui, prise dans la mêlée, essayait de se sortir du désordre qui régnait autour d'elle
_Paré à extraction !"

Après avoir distribué une dernière rasade de gnons, Tortoka saisit la fillette sous son bras et quitta le combat, couvert par le bombardement intensif du lance-pétards de Skwizzy. Détalant sur les sables blancs, il parvint finalement à la parcelle de plage où trottinaient en masse les tortues mâchoire-d’acier

"Manœuvre d’évasion !" lança Skwizzy en bondissant sur la carapace d'un des reptiles.

Tortoka jeta l'elfe sur le dos de la tortue sans trop de ménagement avant de rejoindre les deux fillettes, avec en main une petite canne à pêche au bout de laquelle pendait une juteuse carotte.

Il suffit d'agiter le légume devant le reptile pour que la monture improvisée se mette en route, ses pattes s'agitant frénétiquement sur les sables de Tanaris.

La petite kaldoreï ne cessait de gigoter et de crier et Tortoka dut plaquer sa grosse main sur son crâne tout en maintenant le cap de la tortue pour éviter qu'elle ne tombe au sol. Skwizzy surveillait leurs arrières au cas où leurs poursuivants finiraient par les rattraper et la petite troupe fit route à travers les dunes en direction de Gadgetzan.



Bada-bada-bada-bada... C'est comme ça que Tortoka percevait le bruit de course effrénée de la tortue que la bondissante carotte alléchait. Au rythme où elle les menait, ils arrivèrent à la cité en un rien de temps et la brave monture put finalement dévorer l'aimable légume.

Tortoka sauta au sol, Skwizzy prit place sur sa bosse et la petite kaldoreï, à qui l'on avait pas demandé son avis, termina sur l'épaule du tauren.

"_On la dépose où d'après toi ? questionna Tortoka, pas mécontent de bientôt se débarrasser de ce fardeau gigotant.
_J'en sais rien, peut-être que son paternel est encore en affaire chez toi"

Et ils prirent tranquillement la direction de la maison Roulette, ignorant la petite elfe qui martelait de ses petits poings le dos de son ravisseur à fourrure.

Mais alors qu'ils approchaient de la maisonnette, Tortoka se sentit étrangement fatigué, le soleil de plomb du désert semblait l'écraser, ses membres devinrent lourds, tout comme ses paupières. Il commença à chanceler puis finit par laisser tomber la petite kaldoreï sur le sable.

"_Torto, ça va pas bien ? s'enquit la gobeline.
_Meuh..."

Jetant des regards nerveux autour d'elle, Skwizzy remarqua très vite le père elfe de la nuit au seuil de la demeure Roulette, les yeux plissés dans leur direction. Les doigts de ses mains formaient un genre de symbole, et elle voyait à ses lèvres qu'il incantait.

Lenteur... Un sort dont elle avait entendu parler de par ses propres parents et qui consistait à ralentir et même stopper jusqu'aux pensées de la cible.

Et c'était ce dont était victime Tortoka.

La petite peau-verte voulut sauter du dos de son ami pour aller expliquer sa façon de penser à cet ensorceleur de pacotille, mais en un instant la position des mains changea et le jeune tauren fut soulevé du sol avec sa cavalière.

"_Y s'passe quoi là ? demanda Tortoka qui agitait vaguement les bras, comme un nageur qui se laissait flotter.
_Ça va mal." lâcha la gobeline, cramponnée à sa crinière.

Finalement le kaldoreï fit un geste dédaigneux de la main et les deux compères furent jetés en arrière, percutant et renversant avec fracas un amas de caisses qui se trouvait à quelques mètres de l'endroit où ils avaient quittés le sol.

Un peu sonné et encore partiellement sous l'effet du sort de lenteur , Tortoka releva la tête pour voir que la fillette aux cheveux violets les fixaient de ses yeux argentés, avec un air profondément condescendant. Le tauren ouvrit la bouche pour émettre une objection à ce qui venait d'arriver, mais la kaldoreï s'en alla rejoindre son père, se détournant d'eux avec un petit "Hmf" retentissant de dédain.

"_Skwizzy ? J'arrive pas à mettre de mot sur ce qui vient de se passer. dit-il simplement à l'adresse de son amie, étendue à ses côtés.

Celle-ci ne leva même pas la tête, mais pointa en direction du ciel un index rageur qu'elle fit tournoyer furieusement.

_Oooh l'espèce de sale garce ! Raclure ingrate de petite peste gâtée-pourrie ! Avec son empaffé de paternel ! Et leurs goûts vestimentaires douteux je te me les..."

Le reste s'éparpilla en insultes plus ou moins articulées et Tortoka se contenta d'acquiescer avec lenteur.

De l'ingratitude, oui. Voilà à peu près ce que c'était et le tauren se promit qu'on ne le reprendrait à venir en aide à une demoiselle sous prétexte qu'elle avait des yeux argentés et des cheveux soignés.

Il était toujours par terre lorsqu'il entendit des clameurs jaillirent de son domicile. Apparemment le sort lancé par le kaldoreï n'avait pas échappé à Papa qui s'était mis à babiller en langue elfique, tentant de calmer un père passablement énervé par l'enlèvement de sa fille qu'il gardait blottie contre lui.

Au bout de quelques minutes, et malgré forces sourires forcés et courbettes raides, Papa Roulette se vit gratifier par son client d'un "Hmf" bien plus abouti que celui auquel avait eu droit Tortoka, et les deux kaldoreï s'éloignèrent de la maisonnette.

**

"Aïeuh, non mais aïe !"

L'oreille de Tortoka était rudement mise à l'épreuve entre les doigts verts de Papa et plus encore par la tempête de reproches qui jaillissait de la bouche de celui-ci.

"...qu'est-ce qui t'as pris ! Non mais qu'est-ce qui t'as pris !"
"...gros coup ! Le genre d'affaire qu'on attrape une fois par génération !"
"...fichu maintenant ! Ils iront voir chez cette tête de buse d'Elastirouage !"

Le tauren essayait bien de se justifier, mais il savait qu'arrondir les angles ne le mènerait à rien dans le cas présent.

"_Meuh c'est pas nous justement, c'est Nixx qui est venu la prendre avec sa bande. Nous on a fait que la ramener ici.
_Je veux pas le savoir ! Tu es une crise économique à toi tout seul dans cette famille ! Un trou béant dans mon coffre !"

Et toujours la même rengaine... Le fait que Papa n'ait jamais réussi à rentabiliser l'adoption de son tauren de fils était un sujet qui revenait sur le tapis aussi souvent que les marées et Tortoka ne pouvait s'empêcher de penser qu'il ne l'aurait jamais gardé si Mama n'avait pas été là pour l'en convaincre.

D'ailleurs c'est encore elle qui intervint cette fois là pour lui sauver la mise. Et ce fut Papa qui sentit la douleur d'une oreille férocement pincée lorsque les doigts de sa femme se refermèrent sur ses esgourdes de chauve-souris.

"...laissé mon fils se faire malmener ! Père indigne !"
"...n'aurais pas levé le petit doigt contre un de ces bouffeurs de verdure !"
"...préfère l'argent de ses clients à son fils ! Bien comme ta mère !"

Tortoka sentit la pression sur sa propre oreille bovine disparaître et la colère de son père disparaître aussi vite qu'une goutte d'eau sur le sable tandis que les piaillements de Mama emplissaient l'air.

"_Mais attends chérie, tu ne comprends pas...
_Taratata ! Pas d'excuse, misérable ! Des clients, tu en auras bien assez et c'est pas avec ces faces de myrtille que tu te paieras des nouvelles jantes pour ta chère Roulettemobile"

Parfait ! Maintenant que le sujet de la si controversée Roulettemobile avaient été abordé, Tortoka pouvait s'éclipser sans crainte d'être rappelé. Ce qu'il ne manqua pas de faire d'ailleurs, pour aller retrouver Skwizzy dans leur planque.

Les jours qui suivirent l'arrivée des Shen'dralar furent relativement calmes. Les kaldoreïs dormaient le jour et lorsque le père partait en expédition c'était toujours avec sa fille. Le contrat étant passé juste sous le nez de Papa Roulette, il était difficile de savoir en quoi elles consistaient, même si ça ne devait pas être très dangereux puisque le "Papa-poule-elfe" emmenait sa petite avec lui.

Tortoka lui dormait la nuit, parmi les bêtes des écuries de Braquéquerre juste à côté de l’auberge, si bien que les elfes le croisaient toujours lorsqu’ils rentraient et, Tortoka l’ignorait, lui jetaient chaque fois des regards chargés de mépris.

"_Je pense qu’à un moment, ils se sont lassés des babioles qu’ils trouvaient, et qu’ils ont voulu ramener chez eux un souvenir plus… Vivant. dit Skwizzy en sirotant son verre
_Inutile de nous ménager, tu sais bien qu'on a rien d'autre à faire que de t'écouter"


Tortoka dormait paisiblement, bercé par le ballotement du chariot sur le chemin de sable et les pas pesant du kodo de traite.

Chariot... ? Kodo... ?

Le tauren se réveilla lorsqu'après avoir voulu changer sa position, il se rendit compte que quelque chose l'entravait. Ouvrant des yeux encore embués, il vit que des chaînes luisantes s'enroulaient autour de son corps, le ligotant fermement.

Les étoiles brillaient encore au-dessus du chariot, signe que le jour ne se lèverait pas de si tôt, et en tournant un peu la tête Tortoka aperçut la petite kaldoreï assise à ses côtés. Elle souriait, apparemment satisfaite et vint lui gratter l'oreille lorsqu'elle remarqua qu'il était éveillé. Son sourire était charmant, mais pourtant Tortoka ne parvint pas à détacher son regard de la cravache qu'elle tenait dans son autre main.

Un rapide coup d'œil permit au tauren de voir que le chariot n'avait pas encore quitté la ville, déjà une bonne chose. Et alors qu'il commençait à remuer et à s'agiter dans ses cordages magiques, la petite elfe se mit à lui caresser doucement la tête, essayant de le calmer à coups de petits sifflements.

Non mais elle le prenait pour quoi, son chien ?

Tortoka commença alors à protester, et à remuer davantage, se tournant et se retournant dans le chariot, roulant sur le bois et ignorant la petite shen'dralar qui protestait à son tour. Tout à son agitation, le tauren entendit à peine la voix sévère du père kaldoreï. Par contre il sentit très bien la cravache s'abattre sur son oreille, et la douleur cuisante qui s'ensuivit. Plus énervé que refroidi, Tortoka se contorsionna pour fixer la petite qui s'était levée, l'air furieux et les poings serrés, et se mit à beugler :

"Eyh ! A quoi tu joue ?! Espèce de sale petite garce !"

Un second coup de cravache vint lui brûler la joue et Tortoka mugit, déplaçant sa masse saucissonnée du mieux qu'il put pour entailler d’un vif coup de corne la cuisse de la jeune fille. Poussant un petit cri de douleur et de stupeur, celle-ci s'écarta vivement. Il y eut un bruit de crachat et Tortoka put voir, atterré, un petit tas de salive dégouliner sur l'un des verres de ses lunettes.

Pris d'une soudaine envie de meurtre, il fut secoué de tremblements furieux et une expression de rage vint déformer son faciès bovin. Beuglant comme un animal meurtri, il se mit à donner de grands coups de cornes à gauche et à droite. Si seulement il pouvait libérer ne serait-ce qu'une seule de ses mains... Et écraser sa sale petite face violette !

Un voile rouge vint lui tomber devant les yeux et il ne se soucia bientôt plus de savoir où il était ni contre quoi il cognait, tout ce qui lui importait était de pouvoir exprimer sa fureur. Il lui sembla à un moment qu'il tombait du chariot et roulait dans le sable et il se mit à se frotter frénétiquement son visage contre le sol pour retirer le crachat qui entachait ses lunettes. Plusieurs gobelins avaient été attirés par ses cris furieux et commençaient à s'attrouper, mais il ne cessa de se tortiller dans tous les sens que lorsqu'il sentit sur son visage de petites mains vertes frémissantes et entendit la voix paniquée de son amie gobeline :

"Torto, c'est moi ! Calmes-toi, c'est juste moi ! Torto, Torto !"

Battant des paupières, le tauren chercha du regard les yeux de son amie et lorsqu'il les trouva, il était proche de l'hyperventilation.

"Ça va aller, ils sont partis. C'est fini maintenant, ils sont partis." disait Skwizzy d'une voix rassurante en pressant entre ses mains les joues de son ami.

A bout de souffle, et finalement calmé, Tortoka se laissa tomber en arrière sur le sable. Skwizzy vint s'asseoir à ses côtés.

"Je les déteste. déclara-t-il dans un souffle. Je les déteste vraiment."

Silencieuse, Skwizzy se contenta de lui caresser le crâne et Tortoka ne put s'empêcher de comparer ce contact rassurant à celui possessif de la petite elfe. Il se promit de ne plus laisser de kaldoreï le toucher de la sorte, ni même de le toucher tout court...



"_Il disait qu'il les détestait. Je crois qu'en fait il commençait tout juste à expérimenter la haine...
_Comme c'est malheureux... ironisa le voisin de tabouret de Skwizzy. Et qu'est ce que ça a changé dans ta vie à toi ?
_Pardon ?
_Je ne sais pas moi. Tu viens encore de nous raconter un morceau de la vie de ce Torto, d'après moi ça n'a pas d'intérêt si ça n'a rien changé dans ta vie à toi.
_Je ne vois pas où tu veux en venir. dit Skwizzy, interloquée. Je te racontes ça parce que je suis comme vous, je n'ai rien d'autre à faire. déclara-t-elle en posant sur le comptoir l'argent de sa prochaine bière
_Alors pourquoi tu ne nous parles pas de toi, pour changer ? demanda le tavernier en déposant le verre plein devant elle.
_Parce que... commença la gobeline. Mon histoire n'est pas intéressante.
_Oh oui... minauda l'autre client. L'histoire de ton cher ami tauren est tellement plus trépidante."

Avec un petit reniflement, il se remit à siroter sa boisson. Skwizzy tritura son propre verre, la tête basse, avant de déclarer :

"Je pense que je vais passer la nuit dans une autre auberge, aujourd'hui. Je te rapporterai ton verre demain, Grayz"

Sans un mot de plus, la gobeline quitta les lieux, ignorant les ricanements de l'autre pilier de comptoir qui lui-même ignorait le regard courroucé de l'aubergiste.